La Tour des Novateurs

La Tour des Novateurs s’élevait au centre du Dôme. Emblème ultime de ce que fût la ville autrefois, elle était construite sur les vestiges de la célèbre Tour Eiffel. Elle n’était plus que l’ombre du monument que montraient les livres d’Histoire, mais les Novateurs avaient réussis à en faire un bâtiment aussi spectaculaire que représentatif du Vieux-Paris: un bric-à-brac génial et un peu fou, mêlant matériaux de récupération et alliages nouveaux. Centre du pouvoir de la ville et de sa sécurité, elle prenait appuis sur les quatre piliers d’origines et, sur la plateforme du premier étage, se trouvait la base de la Tour proprement dite. Composée d’empiècements divers de bois, métal recyclé, tissus huilés, verre damasquiné, céramique vinylique et autre résine d’aluminium, elle semblait pouvoir s’écrouler à tout moment mais résistait à tout: aux intempéries et aux tremblements de terre comme aux ajouts multiple d’étages et d’annexes balconiques qui était venue enrichir sa structure biscornue aux fils des décennies. Là était le cœur du pouvoir et du respect profonds des habitants pour les Novateurs: la capacité de recycler, créer à partir de morceaux de n’importe quoi des œuvres techniques capables de s’adapter aux besoins fonctionnels et défensifs de la ville. Haute d’une bonne soixantaine d’étages, elle était construite autour d’un ascenseur mécanique qui la traversait de haut en bas et qui descendait jusqu’au sol, entre les quatre piliers, où se situait le point de rencontre entre les dirigeants de la ville et sa population. Au quotidien, ce qui fût autrefois le Champs de Mars était désormais un mélange hétéroclite de tentes administratives blanches et de stands marchands multicolores. L’ambiance y était celle d’une foire où vous veniez à la fois payer vos impôts, postuler à l’université et acheter vêtements ou matériel de recyclage en grignotant un morceau aux multiples kiosques ambulants.

Les Novateurs étaient divisés en plusieurs castes que le Haut-Conseil chapeautait. Technocratie méritoire, chacune des castes regroupait l’élite de son domaine. Qu’il s’agisse d’assurer la propreté de la ville, son approvisionnement alimentaire, le bon fonctionnement économique ou technique et, bien sûr, la pérennité du Dôme et du Systèmes De Défense, chacun avait dû faire ses preuves et sa place grâce à ses capacités et sa force de travail. Même les stagiaires chargés du classement des dossiers avaient dû se confronter à la sélection drastique de l’université du Dôme. Ni aristocratie ni passe-droits n’était toléré au sein des Novateurs. La situation particulière de la ville ne pouvait que tolérer la crème de la crème pour sa gestion. La rareté des ressources et l’ingéniosité nécessaire pour les exploiter exigeait l’excellence et il était hors de question d’engraisser les inutiles. Bien sûr, les jeux de pouvoirs, les petites manipulations mesquines avaient cours et les échanges de bons procédés ne pouvaient être empêchés, mais quiconque se montrait inefficace, fainéant ou, tout simplement, pas à la hauteur de sa charge risquait l’expulsion pure et simple de la Tour, voire, pour les cas extrêmes et avérés d’exploitation de statut, d’être affecté au clan des Soudeurs. La Tour des Novateurs était donc une fourmilière infatigable d’activité.

Willdrake poussa un soupir et releva la paire de lunettes grossissantes sur son front. Décidément, cet engin lui donnait du fil à retordre. Mais Hurtsel, le chef d’étage, tenait vraiment à cette cafetière. Si on pouvait encore l’appeler comme ça. Aucune des pièces n’était encore d’origine et les multiples réparations et « améliorations » en avait fait un objet au design bien particulier; comme si les R2D2 et C3PO des films d’antan avaient eu un enfant illégitime. Qui ferait du café. L’image le fit sourire. La culture du Monde d’Avant était son péché mignon. Ce qui était particulièrement mal vu pour un ingénieur, enfin un futur ingénieur. Il venait à peine de passer son diplôme et d’obtenir le poste d’apprenti du doyen des Recycleurs. Et si celui-ci l’avait plutôt à la bonne, ce n’était pas le cas d’Hurtsel. Petit être malveillant, quoique brillant, celui-ci avait tout de suite pris Willdrake en grippe. Parce que celui-ci était plus jeune que lui lorsqu’il avait réussi l’examen; détenant ainsi le nouveau record de la section. Et parce que son père était un Soudeur. Du coup, l’air de rien, il lui refilait toutes les tâches ingrates, voire impossible. Comme cette cafetière. Le doyen s’était bien sur rendu compte de l’animosité du chef d’étage à son égard, mais, même lui, aussi éminent et respecté soit-il, préférait rester dans ses bonnes grâces. Il avait avoué à demi-mots qu’il aurait été dommage de risquer de se retrouver à cours de ces délicieux gâteaux à la carotte dont il raffolait et dont Hurtsel lui assurait un approvisionnement régulier. Et, après tout, avait-il conclu, les jeunes avaient besoin de se forger le caractère et d’apprendre à faire leur trou dans les méandres des jeux de pouvoir de l’étage et, plus largement, dans ceux des différentes castes de la Tour.

Willdrake avait conscience qu’élitisme rimait souvent avec ego et rarement avec bienveillance. Pour que le système fonctionne, la sensiblerie ne devait pas faire partis des traits de caractère des occupants de la Tour. Si bien commun et bonté se rencontrait, très bien, mais l’utilité générale et l’efficacité serait toujours la priorité. Si l’université du Dôme ne lui avait pas déjà chargée de lui inculquer ça, son apprentissage s’en chargeait. Mais perdre ses illusions de jeune homme vis-à-vis d’un gouvernement idéalisé ne lui ferait pas renoncer à sauver la cafetière. Il travaillait donc d’arrache-pied pour satisfaire aux demandes des deux hommes clé de la caste des ingénieurs. « Impossible » ne faisait pas partis du vocabulaire quand on aspirait à atteindre les plus hauts étages de la Tour: ceux réservé aux Décideurs et Haut-Conseillers.