En équilibre, part. 2

Une fois le rideau passé, une femme imposante, aux lèvres rouges et à la tignasse vaguement blonde, lui proposa une chaise et lui tendit un verre d’eau. 
— T’es nouvelle ? On ne s’est jamais vu, je crois, dit-elle d’une voix rendue rauque par la cigarette. Enfin, il y a tellement de mouvement ici…
— Je ne comprends pas, balbutia Myriam, je me baladais et le clown… Elle fut interrompue par l’arrivée du lanceur de couteaux qui sortait de scène à son tour, sous les applaudissements. Il passa devant elle sans s’arrêter. 
— Hé, Arthur, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? L’interpella la femme en l’attrapant par le bras. 
— Quelle histoire, Beth? La petite a fait du bon boulot, Manny peut bien lui donner quelques dollars de plus. 
— Non pas ça, idiot, elle dit qu’elle ne travaille pas ici.
Arthur, puisque c’était son nom, les regarda bouche-bée.
— Mais, c’est Alby qui me l’a amenée, je lui avais demandé de trouver quelqu’un puisque Anne est partie, elle m’a lâché pour rejoindre son….
— Alby, c’est le clown? demanda Myriam. Beth hocha la tête. C’est lui qui m’a amenée, je pensais qu’il voulait me montrer le spectacle et puis… 

Elle leva un bras, impuissante. Beth et Arthur se regardèrent.
— Je suis désolé, fit celui-ci, si j’avais su, jamais je n’aurais…
— C’est trop tard maintenant, le coupa Beth en tirant sur sa cigarette. T’es remise de tes émotions, ma petite ?
Myriam acquiesça, incertaine. Elle se leva et chercha la sortie du regard. 
— On ne va pas te laisser partir comme ça. Arthur, accompagne la voir Manny. C’est le directeur du cirque, précisa la femme en se tournant vers elle. Il te donnera un petit truc.
Myriam protesta, mais l’autre ne voulut rien entendre. Elle se retrouva bientôt dehors, marchant à côté d’Arthur. 
— Vraiment, je n’ai pas besoin d’être payée, oublions ça, tenta la jeune fille.
— Oh, ne t’attends pas à grand-chose, il va sûrement te taper sur l’épaule et te rembourser ton ticket d’entrée, pour éviter les ennuis. Alby, par contre, risque d’avoir les oreilles qui chauffent, fit-il avec un sourire. 
Ils restèrent un moment sans parler. 
— Je… Est-ce que vous faites ça depuis longtemps ? Lancer des couteaux, je veux dire. Ajouta-t-elle, timidement, sous le regard interrogateur d’Arthur.
— Depuis quelque temps, oui, et je fais d’autres choses aussi. D’ailleurs, je voulais te dire, tu ne craignais rien, là-bas, pendant le spectacle. C’est truqué, lui apprit-il en chuchotant.
Elle le regarda, éberluée.
— Je ne lance pas vraiment les lames, elles sortent de l’arrière de la plate-forme à des endroits précis. Tout le travail du prestidigitateur repose-là, l’attention des spectateurs est partagée entre le lanceur et la “victime” (il mima les guillemets avec ses doigts) – elle se mêle au public habituellement   et ils n’y voient que du feu ! 
Myriam se sentit soudain ridicule d’avoir eu si peur et surtout, de ne s’être rendu compte de rien.

— Et les couteaux, que deviennent-ils ?
— Ha ! Mais je ne vais pas te révéler tous mes secrets, il faudrait que tu sois mon assistante officielle pour ça, dit-il avec malice.


Ils continuèrent à parler, tout en déambulant à travers la foire, semblant ne suivre aucun chemin précis. Arthur lui raconta comment il avait rejoint le cirque, presque dix ans plus tôt, alors qu’il essayait d’échapper à un beau-père alcoolique et violent ; elle lui avoua sa fascination pour les équilibristes et lui décrivit sa vie au presbytère. Ils se connaissaient depuis moins d’une heure, mais, l’atmosphère nocturne aidant, se confiaient comme s’ils se connaissaient depuis des années. 
Chaque fois qu’ils passaient devant un stand, quelqu’un les saluait avec un sourire, parfois une boutade, certaines d’entre elles firent même rougir Myriam. Arthur répondait chaleureusement à tout le monde, présentait les forains à la jeune femme, et, sentant sa gêne, grondait les plus entreprenants. Presque sans qu’elle s’en aperçoive, les stands s’étaient faits plus rares et ils étaient arrivés dans une partie moins éclairée de la foire, elle vit, un peu plus loin, un groupement de caravanes en bois et de roulottes colorées. Curieuse, elle tendit le cou pour mieux les distinguer dans l’obscurité, tandis qu’ils se dirigeaient vers la plus imposante de toutes, la seule qui soit éclairée. Arthur frappa à la porte, ils entendirent remuer à l’intérieur et le battant s’ouvrit à la volée. L’homme qui apparut n’était pas vraiment grand, mais sa stature le rendait imposant. Une grosse moustache barrait un visage marqué par le temps, mais qui restait avenant. Il portait le même veston rouge à galons dorés que Myriam se souvenait avoir vu lorsqu’il présentait le spectacle sous le grand chapiteau, en début de soirée. Elle avait devant elle le Monsieur Loyal du cirque, se rendit-elle compte, impressionnée. 
— Mademoiselle, salua-t-il, intrigué. Arthur, que se passe-t-il ?
— Je crois que tu préféras que l’on en parle à l’intérieur, Manny.
L’homme s’écarta et ils entrèrent dans la caravane. Un peu d’air frais soulevait les rideaux devant les fenêtres ouvertes, empêchant d’alourdir l’atmosphère. Plusieurs lampes éclairaient une pièce qui servait apparemment aussi bien de bureau que de salon. Des papiers s’étalaient sur quasiment toutes les surfaces disponibles et tout un bric-à-brac de livres, de bibelots et de multiples autres choses occupaient le restant de l’espace. Malgré le désordre ambiant, la pièce était agréable et accueillante. Myriam sourit en imaginant la réaction de sa mère face à un tel capharnaüm. 
L’homme leur indiqua des sièges avant de se diriger vers une console mystérieusement épargnée par la pagaille, et se servit un verre. 
— Je sens que je vais en avoir besoin, indiqua-t-il en levant son verre. Présente-moi cette charmante demoiselle et raconte-moi tout. 
Bien que ce ne soit pas de sa faute, Myriam fut dans ses petits souliers tout le temps du récit d’Arthur. Une fois qu’il eut fini, elle garda la tête baissée, les mains dans son giron, attendant une réaction.
— Alby me rendra dingue un jour, soupira le directeur. Peux-tu le trouver pour moi, Arthur ? Mademoiselle va rester ici, en attendant. 
Myriam leva la tête affolée, et jeta un regard appuyé au jeune homme. 
— Je n’en aurai pas pour longtemps, il ne devrait pas être difficile à trouver. Michèle fait sa dernière fournée de croustillons à cette heure, il ne manque jamais cette occasion de lui en chiper quelques-uns. 
Une fois qu’il fut sorti, Manny laissa le silence s’installer quelques instants avant de prendre la parole.
— Mademoiselle, Myriam, c’est bien cela ? Regardez-moi. Je ne vais pas vous gronder. Cet incident n’aurait jamais dû se produire, je suis désolé. Tout à l’heure, quand Alby sera là, nous irons rejoindre vos parents et je vous offrirai des tickets pour que vous puissiez revenir.
Myriam pâlit, en l’entendant mentionner ses parents.
— Vraiment, monsieur, vous n’avez pas besoin de faire ça, s’écria-t-elle, je l’ai dit à Arthur, tout va bien. Tout le monde a été très gentil avec moi, pas la peine d’en faire toute une histoire. Mes parents… Elle n’acheva pas, ne sachant comment expliquer la situation.
— Avec qui êtes-vous venue dans ce cas ? J’offrirai des entrées à vos amis.
— Je suis venue seule, finit-elle par avouer dans un souffle.
Le directeur du cirque se leva et alla se resservir un verre. Il lui en apporta un qu’elle accepta par politesse. Elle n’avait jamais bu d’alcool – évidemment, c’était interdit ! Rien que tenir ce verre pourrait lui valoir la prison en plus de l’opprobre paternel – mais à ce moment-là, l’idée lui sembla réconfortante.
— Appelez-moi Manfred, ou Manny comme tous les autres ici. Racontez-moi comment une jeune fille bien élevée comme vous se retrouve à venir seule au cirque. 
Myriam hésita, elle n’avait pas l’habitude de se confier, et elle n’avait même pas avoué toute sa situation à Arthur. Mais cette soirée l’avait emportée comme un tourbillon, et le regard bienveillant de Manny la poussait aux confidences. Elle prit une gorgée de son verre, grimaça quand le cherry lui brûla la langue, et se lança. Elle lui raconta son enfance au village, la mort de son frère quand elle avait six ans. Puis son isolement et la surveillance accrue de son père, sévère et froid, la soumission de sa mère. La vie au presbytère, et enfin le projet de mariage qui l’attendait quand elle rentrerait chez elle et qui l’avait poussé à s’octroyer cette soirée de liberté. Sa fugue et sa participation au numéro d’Arthur resteraient la plus grande aventure de sa vie, et elle était convaincue que ses déambulations à travers la foire seraient son plus grand voyage. 

Elle acheva, le regard dans le vague, son verre encore plein dans la main. Tout au long de son récit, Manny l’avait écoutée en silence, et il la contemplait maintenant d’un air paternel. 
— J’ai entendu beaucoup d’histoires comme la vôtre au cours des années, dit-il après un moment. Les personnes qui décident de prendre la route le font parfois pour des raisons tragiques, parfois sur un coup de tête, souvent par refus du conformisme, et j’ai à cœur de connaître le parcours de chacun d’entre eux. Arthur a l’air de penser que vous feriez une bonne assistante pour son numéro, ou vous auriez quantité d’autres possibilités. Les temps sont durs, les gens ont besoin de distraction et nous avons la chance d’avoir du succès. Je suis toujours à la recherche de nouvelles recrues qui n’ont pas peur de retrousser leurs manches. Vous pourriez nous rejoindre, vous inventer une nouvelle vie. Mais la vie de saltimbanque n’est pas faite pour tout le monde…
Myriam ouvrit la bouche pour répondre, mais il l’arrêta d’un geste. 
— Nous repartons dans deux jours, vous n’êtes pas obligée de vous décider maintenant. Arthur prendra une voiture pour vous raccompagner chez vous et vous n’aurez qu’à être là au moment du départ, si vous le souhaitez. 
Myriam était encore en train d’assimiler cette nouvelle opportunité quand on frappa à la porte. Sur un mot de Manny, Alby entra, suivi d’Arthur. Celui-ci avait eu raison, les oreilles du clown chauffèrent. Myriam était sûre de ne jamais avoir entendu autant de gros mots, et elle n’était même pas certaine de les avoir tous compris. Ridiculement penaud, dans ses habits fluo et son chapeau grotesque, le pauvre homme tenta de se justifier, mais rien n’y fit, et il dut s’excuser auprès de Myriam avec force courbettes et promesses de pénitence. La jeune femme accepta avec grâce, mais fut soulagée quand ils furent autorisés à quitter la caravane. 
— N’oubliez pas ma proposition, lui rappela Manny en la saluant. Puis il prit Arthur à part pour lui donner des instructions.


Alby ne parut plus aussi contrit, une fois à l’abri des éclats de son patron. Et maintenant que la foire avait fermé – était-il déjà si tard ? – il leur proposa d’aller grignoter quelque chose avec le reste des forains, réunis autour d’un grand feu de camp, allumé au milieu des caravanes et des roulottes rassemblées un peu à l’écart de celle du directeur. La nourriture circulait de groupes en groupes, les musiciens avaient sorti leurs instruments et jouaient des airs entraînants. Tout le monde étant au courant des événements de la soirée, tous trois furent accueillis par des applaudissements. Alby salua sans un remords ses comparses hilares. Ce n’était apparemment pas la première fois que le clown se faisait tancer vertement par le directeur. 

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