Nervous Breakdown

Je retiens ma respiration. Malgré l’adrénaline qui parcourt mon corps tendu à l’extrême, je me sens bien. Le vent et les embruns venus de la Tamise fouettent mon visage alors que j’agrippe la rambarde du pont. 

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Il est un peu plus de 7h30 ce matin quand je cours pour attraper le bus. Je suis en retard; encore. La gardienne m’a retenue, une sombre histoire de colis non récupéré. Comme si c’était ma faute si La Poste n’avait pas laissé d’avis de passage. Mais ça lui importe peu. Mon colis, ma faute. Elle m’a tenu la jambe pendant un bon quart d’heure à me faire la leçon et se plaindre comme si j’étais encore une ado à qui faire entrer du plomb dans la cervelle. Et je me suis laissé faire. Je hurlais dans ma tête pendant que mon visage restait bloqué sur une expression de contrition et de faux regret. J’aurais dû l’envoyer promener cette vieille peau, mais j’en suis incapable. Et me voilà à rater mon bus. Devoir me presser pour attraper un métro puis un second tout en sachant que je me ferais gauler par mon boss de toute façon; et me prendrais mon deuxième savon de la journée. J’en frémis d’avance, imaginant déjà l’air à la fois hostile et satisfais du petit Chef exerçant son pouvoir sur un pauvre exécutant comme un chat jouant avec une souris. Cet homme me débecte. Depuis le début, c’est comme s’il avait compris que je ne me rebellerais pas malgré les humiliations et les injustices. J’ai besoin de ce travail et il le sait. Sans parler de mon inaptitude à entrer en conflit avec les autres. Serre les dents, courbe le dos, accepte la réprimande, c’est comme ça que je vis.

 

Ce n’est pourtant pas comme ça que j’ai été élevée. J’ai le souvenir d’avoir été une enfant certes timide mais aventureuse et pleine d’aplomb. Pas cette petite chose servile et sans saveur. Je ne situe pas bien le moment où ma timidité est devenue une forme de passivité et d’apathie. Peut-être à l’adolescence où l’apprentissage du rejet et de la frustration aurez dû aussi m’apprendre à rebondir; ou celui, pas moins difficile à négocier, du passage à l’âge adulte. Le monde du travail a eu pour effet de m’enfermer dans une bulle à la fois confortable et effrayante de conventionnalisme. J’ai arrêté de rêver pour payer des impôts. Bradé mes ambitions faute de confiance en moi. J’ai arrêté de croire que la vie est un roman et les gens des personnages de mon Histoire. Le Happy Ending ne viendra pas et l’histoire de ma vie ne vaudra pas le papier pour l’imprimer. End of story. Pourquoi se donner du mal dans ce cas?

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Dans ce maelström immobile qu’est mon esprit, je me demande: « Suis-je vraiment cette coquille vide épargnée par la vie? ». Je suis fatigué d’être la fille sage, souriante et arrangeante, qui prend sur elle pour résoudre les conflits ou faire tampon entre ceux au caractère explosif. Entendre, comprendre, compatir. Marre de ménager les susceptibilités. Paresse ou facilité, à force de me noyer dans l’univers des autres, qu’ils soient de chair et d’os ou de papier, j’ai parfois l’impression de m’être perdu en route, d’être vide de substance, juste une poupée gonflée d’expériences avortées, mais pourtant riches d’expériences non vécues. L’ambivalence me tue. J’oscille doucement, à cheval sur la rambarde.

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Comme prévu, le Chef me tombe dessus quand j’arrive. Une fois dans mon box, j’éponge ses postillons et soupire en mettant le casque sur ma tête et sort ma liste d’appels du jour. C’est parti pour 8h de démarchage téléphonique à la limite du harcèlement durant lesquelles je me fais raccrocher au nez une fois sur deux. J’aime presque autant. Le dégoût que je ressens à refourguer à de pauvres gens naïfs de soi-disant avantageuse police d’assurance, m’écœure. Je me sens écrasé par un système auquel je participe tout en étant qu’un rouage à la fois interchangeable et indispensable.

Heureusement, ce soir, j’ai rendez-vous pour boire un verre avec Charlotte. Sans nos soirées hebdomadaires, je ne sais pas comment j’aurais tenu. J’aurais sûrement implosé en vol. Je crois qu’elle est la seule à voir l’eau qui bout sous la surface. Logique, elle est comme moi. Au rythme des pulsations de basses, nos corps s’agitent sur la piste de danse. La sueur coule dans mon cou et le long de mon dos, les shots de vodka s’enchaînent et le tournis me gagne. La piste de danse est mon défouloir, l’exutoire de mes frustrations. Alors que l’alcool et les vapeurs de cannabis qui alourdissent l’air autour de moi commencent à faire leur effet, je me sens bien pour la première fois de la journée. De la semaine. Je lâche prise pour quelques heures, mais je sais que demain la lassitude et le dégoût du quotidien reprendrons le dessus.

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Comment font ceux qui ne se posent pas de questions? Avancer dans la vie, plein de certitudes et de confiance, tracer sa route guidé par les bêlements des autres, discrètement prendre la tangente ou forcer les chemins de traverse?

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L’odeur d’antiseptique et de vieux m’agresse les narines quand je rentre dans la maison de retraite. Putain de mouroir. Remplis de mamies gâteaux et de vieux acariâtres. Ou vice-versa. Je m’approche de ma grand-mère, qui s’est retranchée dans le jardin, et lui colle un baiser sur la joue. Elle ne m’accorde pas un regard et continue à tirer sur sa clope comme si sa vie en dépendait. Elle ne se rend même pas compte que je suis là, cette vieille bique que j’adore. Elle n’a aucune conscience de mes visites comme du fait que je me casse le cul dans un taf que je déteste pour lui payer une maison de retraite décente, pendant que mes radins de parents s’éclatent aux Seychelles sans une arrière-pensée. La seule chose qui a encore une importance pour elle, c’est cette fumée qui lui gorge les poumons chaque minute de chaque heures de la journée. Elle entre dans des crises de folies démentielles dès qu’on tente de lui retirer son paquet de Malboro. Ce qui explique que les infirmières passent outre le règlement pour entretenir son addiction. Qu’un cancer du poumon ne l’ai pas encore arraché à son Alzheimer reste l’un des mystères de l’univers. Elle me collerait le savon de ma vie si elle était capable de se rendre compte de ce qu’est devenue ma vie et des sacrifices que je fais pour elle. Ou plutôt qui me servent de caution pour sciemment gâcher ma vie, fautes des couilles nécessaires pour me reprendre en main. Cette femme m’a tant inspiré et je suis pourtant incapable de se suivre ces traces. Merde, pour au moins la centième fois cette année, je suis au bord de la rupture, prête à tout envoyer balader. Le poids des responsabilités que je m’impose et de mes indécisions m’épuise.

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J’ai parfois (souvent?) la sensation que je ne suis capable de m’intégrer nul part. Tiraillée à la fois par un refus et une incapacité d’être et d’appartenir. C’est cette oppression de la liberté qui m’a poussé à sauter dans l’Eurostar, conduite à me tenir en équilibre sur le garde-corps glissant du Blackfriar Bridge. Alors que je songe à me laisser tomber dans l’eau noire et glacée, fascinante, les frissons qui courent le long de ma colonne vertébrale m’indiquent clairement que ce n’est pas la voie. J’inspire à fond en rejetant la tête en arrière, sentant mes cheveux dégringoler dans mon dos alors que j’offre mon visage à la nuit. Enfin, toute la nuit possible dans cette ville de lumière et de bruit.

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J’avance en regardant le bitume défiler sous les roues de mon vélo. Je suis en pilotage automatique sur cette route que j’ai emprunté tant de fois que le paysage urbain sans intérêt qui m’entoure est gravé dans ma mémoire. Le retour de mes visites à walking-almost-dead est toujours mon pire moment du mois. Soudain, le bruit d’un klaxon enragé me fait sortir de ma torpeur. Je m’arrête par réflexe, à peine consciente que j’ai grillé le feu rouge et manqué me faire renverser. Un chauffeur de taxi à la face rendue écarlate par la rage et la peur cumulée s’éjecte de sa voiture et me fonce dessus en hurlant. Troisième prise de tête en 48h. Je reste environ 1 minute à fixer le vide par-dessus l’épaule de l’homme sans vraiment le voir et, sans un mot, sans un regard, je lâche le guidon de mon vélo qui s’écrase mollement au sol. Dans une envolée sans grâce, mais d’une efficacité redoutable, le plat de ma main s’écrase sur son visage blême, trop choqué pour réagir. Dans la continuité du mouvement, je lui tourne le dos et commence à m’éloigner. Doucement d’abord, presque inconsciemment, puis en marchant de plus en plus vite jusqu’à entrer à toute vitesse, courant à perdre haleine, dans la gare de TGV.

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Je tremble de peur et d’excitation alors que l’expérience inconnue s’étend devant moi. Toute en opportunités, cette nuit est la parenthèse qu’il me faut. Enchantement désenchanté, crasse et pauvreté magnifiées par les clairs-obscurs de l’éclairage publique, Londres est à moi pour quelques heures et le pouvoir des possibilités est bien plus vertigineux que n’importe quelle chute libre. Je remonte le col de ma veste de cuir, abaisse mon bonnet sur mon front et commence à marcher.

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