En équilibre, part. 3

Arthur et Myriam se retrouvèrent bientôt avec chacun une assiette et un verre dans la main, à raconter leur version de l‘histoire. Myriam découvrit les talents de conteur de son nouvel ami quand il décrivit à la foule son numéro de lancer, et elle vécut un grand moment d’hilarité quand Beth vint ajouter sa patte, en rapportant, imitation à l’appui, la tête d’Arthur au moment où il avait compris que Myriam n’était pas la nouvelle assistance attendue. Ils eurent ensuite droit aux anecdotes qui émaillent toutes les soirées, et notamment les hauts faits d’Alby et de sa relation d’amitié de longue date avec Manny, ce qui fit relativiser à Myriam l’intensité de la réprimande à laquelle elle avait assisté. Au fur et à mesure de la soirée, elle découvrit que toutes sortes de personnalités, d’histoires parfois tragiques, d’aspirations se côtoyaient au sein du cirque. 
À un moment, entre deux conversations, Myriam se retrouva seule. Elle s’assit sur un tabouret et en profita pour observer la joyeuse agitation. Qu’ils soient des enfants de la balle ou qu’ils soient arrivés là par hasard – certains fuyants passé ou avenir, alors que d’autres cherchaient juste un endroit où leur singularité serait acceptée   chacun avait trouvé une famille. La proposition de Manfred tournait fébrilement dans sa tête. Pourrait-elle abandonner sa famille ? Tout ce qu’elle avait toujours connu ? Pour vivre sur les routes, entourée d’inconnus. Serait-elle capable d’un tel coup de tête ? Avait-elle cette force en elle ? Ce goût de l’aventure ? Mais aurait-elle la force de supporter le chemin que son père avait tracé pour elle ? Deviendrait-elle comme sa mère ? Soumise et effacée ? La peur et l’exaltation, l’espoir et la panique se disputaient en elle. 
Tout à coup, Arthur surgit devant elle et lui tendit la main :

— Viens, j’aimerais te montrer quelque chose.
Elle saisit sa main pour se relever et continua à la serrer pour ne pas se perdre dans la foule des forains. Quelques sifflements et rires égrillards se firent entendre sur leur passage, mais dès qu’ils furent sortis du cercle des roulottes, ils retrouvèrent un semblant de calme. 
À la seule lumière des étoiles et de la lune, ils traversèrent l’étendue herbeuse qui séparait le camp agité de la foire endormie. Tenant toujours la main de Myriam dans la sienne, Arthur la guida à travers les allées, entre les stands et les tentes fermées. Myriam trouva émouvantes ces silhouettes rendues difformes par la nuit. Débarrassées des halos lumineux et de l’effervescence de la soirée, elles racontaient une tout autre histoire. Soudain, ils débouchèrent en face du grand chapiteau, celui où s’était tenu le spectacle principal. Immense, dominant la foire, il se dressait, majestueux dans la nuit. Myriam y était entrée, plus tôt dans la journée, mais la foule à l’intérieur et autour l’avait empêché d’en prendre la mesure. Arthur sourit devant son air ébahi. 
— On est presque arrivé, c’est juste derrière.
Ils contournèrent le chapiteau en veillant à ne pas trébucher sur les cordes tendues dans l’obscurité, et ils débouchèrent sur le grand espace où étaient gardés les animaux. 
Dans un premier enclos, chevaux, zèbres et dromadaires paissaient tranquillement, et un deuxième, plus petit, abritait les chiens. Ils en firent le tour, saluant au passage le gardien qui faisait sa ronde, et se dirigèrent vers un chapiteau plus petit. À l’intérieur, l’odeur de la ménagerie les prit à la gorge, mais ils continuèrent. Près de l’entrée, des balles de paille et divers instruments, fourches, pelles, seaux, s’entassaient auprès de clapiers. Myriam prit plaisir à cajoler les petits animaux – les cabrioles des furets les amusèrent un moment – et Arthur lui mit un adorable lapin blanc dans les bras, avant de l’emmener vers les grands fauves. Au passage, ils distribuèrent quelques cacahuètes aux primates, et ils s’arrêtèrent enfin devant les cages des lions et des tigres. Elle avait rêvé de les voir, enfant, et pourtant, si elle admirait leur majesté, elle eut un pincement au cœur en les voyants enfermés ainsi. La plupart étaient endormis ou somnolaient en les regardant d’un air ennuyé. Lorsque l’un d’eux bâilla, puis s’étira avant de commencer à tourner en rond dans sa cage, elle serra le petit lapin plus fort contre elle. Après avoir détaillé les fauves en silence pendant un moment, ils décidèrent de retourner profiter de la fraîcheur nocturne. Ils reposèrent leur petit compagnon poilu avec ses congénères, et Arthur attrapa des pommes en sortant. Ils marchèrent quelques instants, puis s’accoudèrent à l’enclos des chevaux. Arthur sortit un couteau suisse de sa poche et coupa une pomme en deux, en donna une moitié à Myriam, puis siffla doucement dans la nuit. À la grande joie de la jeune femme, un zèbre s’approcha tranquillement d’eux et passa la tête entre deux planches pour réclamer une gourmandise. Myriam tendit sa main à plat sous son museau et sentit les lèvres douces de l’animal attraper la pomme. Elle lui caressa le chanfrein et la crinière pendant qu’il mangeait, savourant pleinement l’instant. 

Les deux jeunes gens restèrent longtemps ainsi, à discuter dans la nuit. Myriam fit part à son compagnon de la proposition de Manfred et de son incertitude. Il décida alors de lui raconter la vie quotidienne du cirque. Elle en avait eu un aperçu tout à l’heure, mais il lui parla du montage et démontage – parfois épique – des tentes et chapiteaux, rythmés par les déplacements du cirque ; des voyages à travers le pays, l’été au nord, l’hiver au sud ; l’impression d’être chez soi partout. Il lui parla aussi du plaisir de ne jamais se sentir seul et des contraintes de la vie en collectivité, du plaisir des nouvelles rencontres et de la tristesse de voir certains amis partir, au gré des saisons, et aussi de la compétition qui faisait parfois rage entre les artistes ou entre les forains. Le travail acharné pour mettre au point un numéro et le contentement de voir les sourires des spectateurs, les rires des enfants, poisseux de sucreries. Il fit de son mieux pour lui dresser un tableau des joies et des peines de la vie d’un cirque itinérant, avec ce qu’elle pouvait engendrer de tragique et de magique. 

Bientôt le ciel commença à s’éclaircir et il fut temps de ramener Myriam chez elle. Les heures étaient passées comme dans un rêve, elle avait l’impression d’être là depuis toujours, et en même temps que tout était allé trop vite ; il lui sembla que c’était dans une autre vie qu’elle s’était retrouvée face aux couteaux d’Arthur, et d’une certaine façon ça l’était. Elle n’était jamais restée dehors, éveillée toute une nuit, et elle avait l’impression de flotter. Arthur la reconduisit vers la roulotte de Manny, derrière laquelle était garée une petite camionnette qui avait connu des jours meilleurs. Tout était calme désormais, les fêtards avaient éteint le feu et étaient couchés depuis longtemps. Ils montèrent dans le véhicule et prirent doucement le chemin de terre qui serpentait dans la plaine et qui rejoignait la route principale, non loin de là. Ils continuèrent à parler de tout et de rien pendant le trajet, toujours aussi à l’aise l’un avec l’autre, mais l’atmosphère avait subtilement changé, la perspective de la séparation se profilant au rythme des kilomètres parcourus. Ils quittaient le territoire d’Arthur pour entrer dans celui de Myriam et la jeune femme sentait la tension l’envahir au fur et à mesure qu’ils approchaient de chez elle, ne sachant si elle pourrait rentrer discrètement ou si elle devrait affronter le courroux de son père. En arrivant aux abords du village, elle désigna au jeune homme quelques endroit auquel elle attachait des souvenirs ; là, la vieille balançoire où les enfants du village venaient se défier, cherchant à aller toujours plus haut ; ici, le champ où elle venait cueillir des fleurs sauvages pour décorer l’église, dont le clocher commençait à se profiler au loin. Ensuite, les maisons et les commerces se firent de plus en plus nombreux et elle lui indiqua ses boutiques préférées, les habitations de ses rares amies. 
Vite, ils se retrouvèrent à longer la petite église derrière laquelle se trouvait le presbytère de son père. Elle fit arrêter Arthur quelques mètres avant, près d’une haie qui cachait la camionnette aux regards d’éventuels observateurs. Le moment était venu pour Myriam de quitter le jeune homme et de retrouver son monde. Arthur se tourna vers elle :
Bien, te voilà de retour. Je t’attendrai à la sortie du village dans deux jours, au petit matin. Si tu ne viens pas, je respecterai ton choix, lui dit-il doucement.
Elle hocha la tête. Ni l’un ni l’autre n’étaient faits pour les adieux, elle lui serra rapidement la main, et, se sentant audacieuse, elle effleura sa joue d’un baiser avant de descendre de la voiture. Elle tira sur son corsage froissé par les événements de la nuit, et poussa la barrière du jardin. Elle soupira de soulagement en voyant la maison toujours endormie. Personne ne l’attendait, elle pourrait réfléchir au calme, au moins pour quelques heures encore. 

The End.

 

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