En équilibre

J’en parlais la dernière fois, je vais poster le début de la nouvelle que j’avais écrite à la fac. C’est franchement différent de ce que j’ai envie de faire pour mon roman (je posterais le pitch à l’occasion) et comme je le disais le thème était « La Nuit d’une destinée ». Du coup, j’ai eu envie de faire un truc assez, disons, romanesque, genre inspiration « De l’eau pour les éléphants ».  J’avoue être un peu nerveuse de la mettre en ligne vu que ça n’a quand même rien à voir avec ce que je poste d’habitude, notamment au niveau du ton. Bref, comme c’est assez long, je vais le faire en trois fois (une partie par semaine). J’espère que ça vous plaira!

 

« L’odeur sucrée des pop-corn et des pommes d’amour mêlée à celle, musqué et sauvage, des animaux était un ravissement pour elle qui était habituée aux senteurs âcres de cierges et de pois qui embaumait le presbytère familial. La lune commençait à monter haut dans le ciel. Myriam devait errer dans la foire depuis des heures maintenant, mais, égarée volontaire, elle n’éprouvait aucune fatigue. Des lanternes et des guirlandes lumineuses s’allumaient çà et là, éclairant les stands de halos dorés, créant ainsi une atmosphère féerique dans la douceur du soir d’été.

S’étaient-ils aperçus de son absence ? Ou la pensaient-ils toujours sagement endormie dans sa chambre, après qu’elle eut prétexté un mal de tête ? Elle aurait pu avoir mauvaise conscience si elle ne s’était pas déjà sentie aussi punie. Quoi qu’il arrive, quoi qu’elle fasse ou qu’elle dise, son destin était tracé, son père avait décidé de son avenir. Et que pouvait être une réprimande, voire une correction, face à un futur prisonnier d’une vie qu’elle n’avait pas choisie ? Une soirée de liberté, une soirée à côtoyer son rêve l’aiderait à supporter une vie monotone et sans surprise, ses souvenirs l’aideraient à faire semblant.

Elle avait perdu son escorte dans la foule. Son regard avait été attiré par une grande tente colorée où une Bohémienne promettait de révéler leur avenir à ceux qui étaient assez courageux pour y faire face ; elle n’en avait pas besoin. Rapidement, elle avait reporté son regard devant elle mais les deux couples qui l’avaient amené jusqu’ici avaient disparu. Elle n’était pas sûre de le regretter. Ils étaient charmants, portant costumes rayés et elles chapeaux cloches exubérants comme c’était la mode. Elle s’était senti déplacée dans son austère robe grise et son chapeau qui avait connu des jours meilleurs. Mais ils avaient accepté de l’emmener avec eux, dans leur Ford bleue dont les jantes blanches étaient encore étincelantes (le nouveau modèle V8 et plus gros challenge d’Henri Ford lui-même lui avait-on fièrement expliqué sur le chemin) pour parcourir la dizaine de kilomètres qui séparaient la petite bourgade où elle avait grandi de la clairière où le cirque avait posé ses caravanes et ses chapiteaux. Ils étaient charmants, mais ils ne comprenaient pas vraiment sa présence, seule, ici. Pour eux, c’était une soirée de distraction entre amis comme une autre, comme d’aller au champ de courses ou au music-hall, ils n’envisageaient pas qu’il puisse en être autrement pour elle. Peut-être s’imaginaient-ils qu’elle s’était enfuie pour retrouver un amant, mais il lui était égal qu’ils puissent douter de sa vertu. Elle n’était pas sûre qu’ils l’attendraient pour rentrer, encore moins qu’ils la chercheraient, mais elle ne voulait pas penser au retour, il était encore trop tôt.

Elle s’étonnait encore de son audace, alors même que l’éducation stricte et le carcan religieux l’avaient habituée à l’obéissance et la soumission. Mais lorsqu’elle avait aperçu les wagons du cirque passer sur la voie ferrée qui traversait la plaine, elle avait su qu’elle devait tout faire pour y aller. Bien sûr, elle ne pouvait demander à ses parents de l’y accompagner. Elle gardait le souvenir cuisant de ce jour de juin où, encore enfant, elle avait réclamé à son père d’aller rencontrer les personnes surprenantes et les animaux magnifiques qui s’étaient arrêtés en ville. Cet été-là, le cirque était resté quelques jours sur une voie de stockage de la gare afin de se réapprovisionner en nourriture et divers produits du quotidien. Elle avait accompagné le pasteur dans ses visites hebdomadaires aux commerçants, et avait été fascinée par les vêtements colorés et le physique, parfois saisissant, des nouveaux venus. Elle avait entendu le rugissement fatigué d’un lion et les piaffements d’étonnants chevaux zébrés. Son imagination de petite fille s’était emballée et, lorsque son père était ressorti de la boutique où il était entré un instant plus tôt, elle l’avait supplié de l’emmener les voir. Elle était trop jeune pour comprendre le regard réprobateur qu’il avait alors posé sur ces affranchis. Il l’avait brutalement attrapée par le bras et l’avait traînée vers la sortie du village, l’obligeant à courir derrière lui pour ne pas tomber. Peut-être, ce jour-là, avait-il perçu en elle cette exubérance et cette indépendance d’esprit qu’elle avait ensuite appris à étouffer. Femme à barbe, Hercule, contorsionnistes et autres saltimbanques, quoi de plus éloigner des aspirations d’un père voué à l’austérité ? 

Quelques jours après le départ de la caravane, elle avait trouvé, imprimé sur du papier de mauvaise qualité, une affichette de réclame en noir et blanc. On y voyait une femme agile et gracieuse qui, portant tutu et ombrelle ouvragée, était perchée sur un câble tendu en haut d’un chapiteau, équilibriste semblant danser dans les airs. La petite avait été fascinée par cet ange au corps de femme visiblement capable de voler. Elle avait hâtivement dissimulé le morceau de papier dans les plis de sa robe grise et l’avait ensuite caché, plié en deux, sous la couverture en cuir de sa Bible. Lorsqu’elle était seule dans sa chambre, elle sortait parfois l’image et se prenait à rêver qu’un jour, elle aussi, elle saurait marcher dans les airs. En grandissant, en prenant conscience des réalités, accaparée par les tâches domestiques et paroissiales, elle avait sorti l’image de moins en moins souvent. Mais depuis qu’elle avait appris de la bouche de sa mère que son mariage avait été arrangé avec l’un des hommes du village – un vétéran devenu l’adjoint de son père depuis son retour de France – elle se sentait happée par la détresse, et il lui arrivait de la regarder comme un moyen de se replonger dans l’insouciance de l’enfance.

Perdue dans ses pensées, au milieu des badauds, Myriam n’avait pas remarqué qu’elle était suivie. Quand le clown bondit devant elle, elle poussa un petit cri en sursautant, faisant rire les promeneurs autour d’elle. L’homme la regarda en penchant la tête et en agitant un doigt sous son nez. Avec force grimaces et gestes, il lui fit comprendre que sa mine pensive et attristée n’avait pas lieu d’être ici et il l’entraîna au-devant d’un petit chapiteau à la toile bleue rayée de rouge. Mettant un doigt sur ses lèvres, le clown souleva un coin de toile, révélant ce qui se passait à l’intérieur. Sur une estrade entourée de gradins, un homme observait la petite foule qui se pressait devant lui en retenant son souffle. Il tournait le dos à un grand plateau rond monté sur un chevalet qui le maintenait à la verticale. Lorsqu’il quitta un instant les spectateurs des yeux pour poser son chapeau haut-de-forme, le pan de sa veste à queue-de-pie frôla une table sur laquelle reposaient plusieurs couteaux impressionnants. Penchée en avant pour mieux voir par l’interstice, ce fut seulement au moment où le clown la poussa fort devant lui, la projetant au pied de la scène, que Myriam se rendit compte qu’elle avait, elle aussi, arrêté de respirer. « Nous avons donc une volontaire ! », s’écria l’homme « Montez donc ici », ajouta-t-il en lui tendant la main. Interloquée, Myriam leva le visage vers lui et croisa son regard encourageant. Elle le laissa la hisser auprès de lui. Une fois sur l’estrade, il garda la main de la jeune femme dans la sienne, la faisant se tourner vers le public pour saluer. Ensuite, il la conduisit près du plateau et l’adossant dessus, il lui empoigna le poignet gauche et l’attacha à une sangle qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. Le cœur battant, Myriam se rendit compte que, d’ici une minute, elle serait complètement ligotée et à la merci d’un lanceur de couteau. Affolée, elle tenta de protester. « N’ayez pas peur, tout va bien se passer », murmura le jeune homme, son visage à quelques centimètres du sien. Tandis qu’il finissait de la sangler, elle l’observa franchement. Il devait avoir six ou sept ans de plus qu’elle et la dépassait d’une bonne tête. Il était parfaitement rasé, ses cheveux noirs étaient lissés et ramenés en arrière, comme c’était alors la mode. Il lui adressa un dernier regard, et se tourna vers le public. « Mesdames et messieurs, dans l’intérêt de cette jeune femme, je vais vous demandez de garder le silence pendant le numéro ». S’approchant de la table, il prit un premier couteau, qui parut avoir la taille d’une épée aux yeux de Myriam, le soupesa, sembla réfléchir, le reposa finalement et en prit un autre, plus petit. Alors qu’il se tournait vers la plate-forme où était attachée la jeune fille, un roulement de tambours s’éleva, augmentant la tension sous le chapiteau. Voyant le lanceur ramener son bras en arrière, Myriam ferma les yeux en s’efforçant de se faire la plus petite possible. La vibration manqua de la faire défaillir, lorsque le couteau se planta près de sa jambe gauche. Le regard malicieux, un léger sourire aux lèvres, il se tourna vers la foule. « Ouf, ça faisait longtemps que je n’avais pas pratiqué cet exercice, je ne suis pas trop rouillé ». La foule émit un ricanement incertain. Myriam commença à se demander si l’homme ne se moquait pas d’elle. N’avait-il pas vu qu’elle était terrorisée ? Elle commença à sentir la colère monter en elle, quand un nouveau couteau apparut dans la main du lanceur, annihilant tout début de rébellion. Cette fois, le couteau se figea près de sa jambe droite. Quelques secondes plus tard, quatre autres lames vinrent se planter de chaque côté de son corps, tellement vite que la jeune femme n’eut même pas le temps de les voir quitter les mains du lanceur. Quand il devint évident que les deux derniers couteaux viendraient s’enfoncer près de son visage, un nouveau roulement de tambours retentit, figeant les spectateurs dont les regards passaient de l’un à l’autre des acteurs de la scène. Myriam maintint la tête haute et prit une inspiration, la dernière peut-être, se dit-elle, dans un moment de lucidité. Elle n’eut pas le temps de commencer une prière qu’un couteau se planta au-dessus de sa tête, faisant trembler son chignon. Elle s’efforça de ne pas bouger et de regarder droit devant elle, fixant celui qui tenait son destin entre ses mains, et qui se préparait maintenant à lancer sa dernière lame. La foule hoqueta quand, tout à coup, la lame en question se sépara en deux, et que, l’air bien décidé à lancer tout de même, l’homme se retrouva avec un instrument dans chaque main. L’air concentré, il ramena ses bras en arrière et lança simultanément les deux lames qui vinrent d’un coup encadrer la tête de Myriam. Le choc passé, la foule applaudit à tout rompre. L’air fier de lui, le lanceur de couteaux salua le public à plusieurs reprises, tendit un bras vers Myriam, toujours attachée, et encouragea la foule à l’acclamer. Ensuite, il s’approcha d’elle et entreprit de la détacher. « Bon boulot, mon chou », lui murmura-t-il, « On y croyait. Manny te donnera une rallonge. » Abasourdie, Myriam le regarda sans comprendre, massant ses poignets enfin libres. Elle n’eut pas le temps de réclamer une explication, qu’il la prit une nouvelle fois par la main, la fit saluer et la poussa vers les coulisses. »

to be continued…